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L’arnaque « à la nigériane » : un banditisme social décolonial
Nahema Hanafi, maîtresse de conférences en histoire moderne et contemporaine à l’UA vient de publier un livre dans lequel elle met en lumière le système qui se cache derrière les courriels frauduleux envoyés par de jeunes africains francophones. L’analyse littéraire des messages est couplée avec une approche sociologique relative au profil des arnaqueurs et leur revendication.
Un spam, un courriel indésirable ou un pourriel : autant de dénominations pour qualifier un phénomène en pleine explosion, celui de l’arnaque via le web. Parmi les diverses formes existantes, il y a notamment celle dite de l’arnaque « à la nigériane ». Comment cela se traduit ? « Il s’agit d’une fraude qui repose sur de l’avance de frais. Par exemple, une expatriée française vivant en Afrique atteinte d’un cancer promet un héritage conséquent en échange d’une avance d’argent », décrypte Nahema Hanafi, maîtresse de conférences en histoire moderne et contemporaine à l’UA. Destinataire d’une cinquantaine de messages de ce type, l’historienne a décidé de s’y intéresser de près. Elle vient de consacrer un ouvrage sur le sujet intitulé « L’arnaque à la nigériane. Spams, rapports postcoloniaux et banditisme social » publié aux éditions Anacharsis.
« Manipulation psychologique »
Si l’arnaque « à la nigériane » est née dans ce pays dans les années 1970, elle s’est depuis répandue en Afrique francophone et surtout en Côte d’Ivoire. Si pour beaucoup, les messages frauduleux envoyés sont grossiers ou « sentent » l’arnaque, force est de constater que cela fonctionne. « Cela peut paraître étonnant mais le message véhiculé touche de nombreuses personnes. Ce sont surtout des personnes pétries de foi d’où la multiplication des formules religieuses dans les messages et des personnes qui n’ont pas décolonisé leur imaginaire ce qui explique l’histoire de la riche personne expatriée en Afrique qui veut créer des orphelinats », précise Nahema Hanafi. Spécialiste de l’analyse des échanges épistolaires, l’enseignante-chercheuse s’est penchée sur les ressorts stratégiques des messages. Pour elle, ils révèlent « une fabrique de l’empathie » reposant sur une « manipulation psychologique » visant à « susciter l'adhésion et l'émotion des lecteurs ». Une pratique qui n’a rien de nouveau comme l’a constaté l’historienne : « Vers la fin du XVIIIe siècle, il y a eu ce qu’on a appelé les lettres de Jérusalem rédigées par des voleurs français. Ils ciblaient les pro-monarchistes en se faisant passer pour des valets de nobles ayant fui la Révolution française et disaient avoir besoin d’une avance de frais pour récupérer le trésor familial. Là encore, le message reposait sur une fabrique de l’empathie. »
Un modèle de réussite
Au-delà de l’analyse littéraire, Nahema Hanafi a souhaité en savoir plus sur le profil des « brouteurs ivoiriens » qui s’adonnent à ce type d’arnaque. « Pour cela, j’ai dû changer mes habitudes de travail ce qui n’a pas été facile. D’ordinaire je suis en lien avec les morts des siècles passés à travers l'analyse de leurs écrits. Là on est dans un rapport très contemporain avec une analyse de publications sur les réseaux sociaux. Pour autant, je n’ai pas voulu échanger avec les brouteurs pour ne pas devenir moi-même productrice de sources », explique la chercheuse du laboratoire « Temps, Monde, Sociétés » (TEMOS) de l’UA. Alors qui se cache derrière les claviers d’ordinateurs ?
L'historienne Nahema Hanafi.« Ce sont souvent des jeunes gens âgés de 15 à 25 ans venant d’un milieu très défavorisé d'Abidjan et qui sont déscolarisés », répond l’historienne. L’illégalité de leur activité n’est pas forcément condamnée par leurs compatriotes : « Cette arnaque s’intègre dans une économie informelle qui est vue comme une façon de survivre. C’est aussi un modèle de réussite sociale différent des voies ouvertes aux jeunes africains que sont le sport ou la musique et qui ne suppose pas de violence physique. »
Une arnaque légitimée
La pratique des brouteurs est même source d’admiration et leur arnaque légitimée grâce à un discours bien rôdé. « Ils légitiment de faire de l’argent sur les populations riches, les possédants du Nord à savoir les Blancs en prenant la posture de Robin des bois décoloniaux redistribuant cet argent aux populations locales. Ils présentent ça comme une sorte de réparation de l’esclavage et de la colonisation. C’est aussi un moyen de casser un lourd héritage d’infériorisation en montrant qu’ils arrivent à duper l’ancien colon sans pour autant avoir fait de hautes études », relate Nahema Hanafi. Pour ce qui est de la redistribution de l’argent, cela n’est pas que des paroles en l’air : « On voit sur Internet des vidéos montrant ces jeunes distribuer des liasses de billets. Il y a certes un côté bling-bling qui sert à affirmer son pouvoir mais ces jeunes sont clairement des pourvoyeurs de ressources pour des familles entières. » Un célèbre brouteur nommé Commissaire 5500 – en référence à la somme d’argent qu’il aurait réussi à amasser en une seule arnaque – fait ainsi régulièrement des dons en faveur d’un orphelinat. Depuis, ce dernier est prison. Si l’arnaque est légitimée, elle n’en reste pas moins illégale et sanctionnée par les autorités locales.
Pratique
Le livre de Nahema Hanafi intitulé L’arnaque à la nigériane. Spams, rapports postcoloniaux et banditisme social est paru en octobre 2020 aux éditions Anacharsis.
288 pages.
Prix : 15€
ISBN : 9791027904051