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Dames de fraises, doigts de fée
La géographe Chadia Arab, chargée de recherche CNRS et membre du laboratoire angevin ESO, vient de publier Dames de fraises, doigts de fée. Les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne. Le livre révèle dans quelles conditions des milliers de femmes rurales et précaires sont recrutées chaque année pour venir en Andalousie cueillir les fruits qui garnissent nos étals.
Qui sont ces « dames de fraises » ?
Chadia ArabChadia Arab : Ce sont des saisonnières marocaines qui partent quelques mois, entre février et juin, cueillir les fraises dans la province espagnole de Huelva, en Andalousie. La particularité, c’est qu’elles sont recrutées directement dans leur pays d’origine par l’équivalent du Pôle emploi marocain, l’Anapec, dans le cadre d’une convention signée entre les deux pays en 2007 qui a pour but, à la fois de répondre à un besoin de main-d’œuvre ponctuel dans les coopératives de fraises et de lutter contre l’immigration clandestine. On se veut dans une sorte de système gagnant/gagnant, puisque d’un côté l’Espagne obtient de la main-d’œuvre et que, de l’autre, ces femmes rentrent au pays, en ramenant des salaires puisqu’elles gagnent une trentaine d’euros par jour contre 5 euros en moyenne chez elles, de l’argent investi au Maroc, et qui doit permettre de développer des activités sur place. Il y a un côté codéveloppement. En théorie, puisque rien n’est accompagné par l’État côté Maroc.
Pourquoi vous intéressez-vous à cette question ?
CA : C’est dans le prolongement de mes travaux de thèse qui portaient sur les migrations marocaines vers l’Espagne, l’Italie et la France, migrations masculines principalement. J’ai en effet interrogé peu de femmes. C’est resté un blanc. Et puis, je me suis intéressée aux questions mêlant genre et migrations. C’est ce que j’ai proposé pour mon projet CNRS : travailler le croisement entre genre et migrations, notamment par le prisme de l'emploi, avec deux terrains d’études principaux : Dubaï et Huelva.
Comment avez-vous procédé pour cette enquête en Espagne ?
CA : J’ai fait du terrain par le « haut » et par le « bas ». J’ai rencontré des représentants de l’Anapec au Maroc et de la Fundacion para trabajadores de extranjeros, à Huelva, mais j’ai aussi été au contact des saisonnières. J’en ai rencontrées certaines au Maroc avant même leur départ. J’ai partagé leur quotidien en Espagne. Je suis allée travailler une dizaine de jours dans une coopérative, en partageant leur dortoir, leurs repas, ce qui m’a permis de les mettre en confiance, de pouvoir parler avec elles, observer ce qu’elles vivaient, retracer leur parcours de migration, les conséquences sur les familles, etc. J’ai aussi suivi des « accompagnateurs » marocains, qui servent de recruteurs, mais également de médiateurs et de contrôleurs, car à tout moment ces femmes peuvent être renvoyées chez elles si elles ne conviennent plus à l’employeur. C’est ce que j’ai appelé une « immigration jetable ».
Toutes ces femmes sont dans une situation de fragilité…
CA : On est clairement sur une migration sexuée. Les employeurs veulent des femmes, car ils prêtent à la gente féminine une délicatesse avec les fruits, mais aussi une forme de maniabilité. Ils veulent des femmes de la campagne, des travailleuses aux mains rugueuses, des femmes qu’on est allé chercher dans un premier temps dans la région de Larache et Ksar El Kébir où il y a aussi des fraises, avant d’étendre le dispositif à l’ensemble du territoire.
Même si elles ne sont pas écrites dans la convention, des conditions sont strictement mises en pratique : on recrute des femmes de 30-40 ans majoritairement, avec des attaches familiales, avec des enfants de moins de 18 ans, pour être sûr qu’elles rentrent ensuite. Pour moitié, ce sont des veuves ou divorcées. L’autre moitié est constituée de femmes mariées qui doivent obtenir le consentement de leur mari. Tout ceci explique qu’elles reviennent au pays, avec un taux très bas d’entrée dans la clandestinité, au moins jusqu’à la crise.
C’est-à-dire ?
CA : En 2009, 17000 Marocaines sont parties dans le cadre de ces « contrats en origine ». Et puis, le programme s’est grippé sous l’effet de la crise économique – on a moins fait appel à la main-d’œuvre étrangère – et d’un changement de bord politique de la municipalité de Cartaya à l’origine de la convention. Le chiffre tombe à 2500 femmes entre 2012 et 2016.
En 2017, les employeurs ont refait appel aux Marocaines. Cette année, 11000 ont été recrutées. Mais pendant 4-5 ans, on a pour ainsi dire « mis de côté » 14500 femmes. Et ces femmes se sont senties trompées. On leur avait promis qu’elles reviendraient d’année en année si elles travaillaient bien. Quand la confiance a été rompue, celles qui étaient recrutées ont été de plus en plus nombreuses à tenter de rester sur place, par peur de ne pas être rappelées. Leur situation est devenue très difficile : elles étaient sans-papiers, exploitées économiquement, vivaient parfois sous protection masculine… Parmi les quatre femmes qui partageaient une chambre avec moi, deux ont suivi cette voie. L’une des conclusions que je tire, est de dire que ce « programme éthique d’immigration saisonnière » conçu pour lutter contre la clandestinité, cité en modèle par les institutions européennes, a aussi finalement engendré de la clandestinité.
Pourquoi avoir fait le choix d’une maison d’édition marocaine pour publier ce travail ?
CA : J’ai souhaité que mon livre sorte au Maroc car je voulais que ces saisonnières soient reconnues, que le pays connaisse leur sort. Et de fait, sa parution a connu un certain retentissement médiatique.
Certains journaux marocains ont parlé d’une forme « d’esclavage » pour qualifier ce que ces femmes vivent…
CA : Je n’irai pas jusque-là, mais c’est vrai que le programme pose certaines questions fondamentales. Celle des droits sociaux, par exemple, puisqu’elles travaillent mais n’ont le droit ni au chômage, ni à la retraite. On peut aussi s'interroger sur le droit à l’intimité de ces femmes qui sont confinées des mois durant à 12 dans un logement, sans pouvoir recevoir quelqu'un. J’aimerai aussi parler du droit à la santé de ces travailleuses en contact permanent avec de fraises bourrées de pesticides. Je pense que l’on verra les conséquences sur elles dans quelques années.
Pratique
Le livre de Chadia Arab,
Dames de fraises,
doigts de fée,
est paru en février 2018
aux éditions En Toutes lettres,
dans la collection Enquêtes.
188 pages.
Prix : 15 euros.
N°ISBN :
978-9954-9879-0-2